Carnet d'exploration et d'histoire du patrimoine de Gruissan
Notre seule ambition a été de mieux faire connaître aux gruissannais l'histoire de leur petite patrie qui, jusqu'ici, dans le cadre des horizons familiers, ne leur est apparue qu'imprécise et obscure. Nous avons donc ouvert le livre des aïeux.
Les paysages ont une histoire
Nécéssité et équilibre: le point de non-retour?
C'est un voyage particulier dans un territoire qui de nos jours, en oblitérant sa fonction, a beaucoup souffert de sa proximité avec Gruissan. Certains ont oublié la finalité de ce territoire (meilleures terres de l'ager en plaine) pour les cultures de subsistance (céréales) et de rapport (vignes, oliviers, ..), son rôle de nature ordinaire et de biodiversité. Quand on arrêtera de penser le territoire en tant qu'espace artificiel malléable, alors le regard pourra évoluer et l'histoire et le rôle de cette terre compris.
Vues du XXe siècle
Des bords de l'étang | Pech des Moulins
A proximité du village, des petits terrains étaient cultivés sur les flancs du pech des Moulins .
Vue des territoires | La Sagne
Vues sur les territoires de Pech Maynaud, Planasse, Millas, Oustalet et de la Sagne.
La lecture du paysage d'antan nous renseigne sur les parcelles cultivées et les terrains improductifs proches du littoral, soumis aux aléas marins et aux submersions.
Comment donner du sens à ce territoire?
Qu'est-ce que la Sagne?
Au gré des sentiers et traverses, lorsque la vue change à chaque recoin et que se dėgage un entrelacs de jardins et de champs protégés par des haies de vieux cyprès, c'est la rencontre d'un riche patrimoine vernaculaire et la compréhension d'un rapport à la nature différent.
Vue aérienne des jardins de la Sagne en 1999, © IGN
Le but
La connaissance de son évolution permettra de se réapproprier ce territoire afin de le sortir de l'oubli et de l'indifférence dans lequel il se trouve actuellement.
Les anciennes mentions
L'histoire connue du territoire débute à la fin Moyen Âge central, époque au cours de laquelle il se structure. Elle marque la fin de trois siècles (Xe-XIIe) de transformations importantes de la végétation, des écosystèmes et de l'habitat.- XIIIe s. (1276)
Moyen-Âge central - Bérenger de Boutenac devra reconnaître qu'il tient sa juridiction de l'archevêque, ainsi que son fief, avec les lieux ou ténements désignés sous les noms de Félines, la Planasse et Pech-Maynaut, avec la moitié du Pech-Maurèse dans laquelle se trouve l'église rurale de St-Michel et avec la moitié de la montagne de Gruissan.
Inventaire des archives communales avant 1790, série AA, notes sur Gruissan
Aux XIIe-XIIIe siècles, les mesures des parcelles sont très rarement précisées. En contrepartie, les lieux-dits sont devenus des repères spatiaux essentiels.
- XVIIIe s. (1770)
- La "chapellainie Saint-Blaise", en l'église paroissiale de Gruissan possède un champ Al Pech de 4 punières, une olivette Al Peyral de 4 sétérées 14 punières, un champ à la Planasse 2 sétérées 4 punières, une olivette à la Sagne de 2 sétérées 3 punières, rendant au commun environ 43 livres, ...
Bénéfice du diocèse de Narbonne, rectorie de Gruissan
Dans les archives communales de Gruissan, il est fait mention de ce territoire dès le XIIIe siècle.
Au XVIIIe siècle, la description se fait plus précise indiquant les surfaces et le type de plantation, champ, olivette, petit champ planté d'oliviers, dont l'apogée de la culture se situe au XVIIe siècle. Elle décline à partir du XVIIIe siècle progressivement remplacée par celle de la vigne et des muriers.
La subsistance en ligne de mire
Pour prendre la mesure du paysage d'antan, il faut se rappeler que le territoire de Gruissan et de l'ancien cours de l'Aude, est majoritairement occupé par des étangs et des marais.
Les zones de cultures sont par la même rares et restreintes.
En amont de Gruissan, du XIIe au XVIIIe siècles, les mentions des difficultés liées au cet état auquel s'ajoutent les crues de l'Aude, sont nombreuses.
L'impraticabilité courante de la route de Narbonne à Gruissan, joue sur l'isolement et justifie la recherche et l'exploitation de terres cultivables proches du village pour assurer la subsistance.
Nunc vero. attento quod terre dicte bastide sunt aquose, et etiam frequenter et pluries, propter inundationem fluminis Athacis et ventorum, fructus extantes et semina in dictis prediis pereunt et submerguntur, ... |
L'abbaye des Olieux est située dans un terrain bas, aquatique et malsain, à cause des eaux qui y croupissent ... |
Dans cette partie inférieure de la plaine de Narbonne ("étang salin"), les propriétaires de Moujan, Ricardelle, Craboules & Les Olieux sont en partie privés du limon de l'Aude à cause des remontées salines de l'étang de Gruissan
...le regonfle des eaux de l'étang de Gruissan; qu'en effet, lorsque les vents de mer soufflent avec violence, ce qui arrive fréquemment, les eaux salées de cet étang remontent à une très-grande distance & s'étendent sur toute cette partie inférieure de la plaine; qu'elles imprégnent la terre de leur sel, la rendent infertile, même pour le salicor, & détruisent ainsi dans un instant, tout le bien que les eaux grasses de l'Aude avoient pu produire. |
A partir du XVIIIe, l'activité agricole prend le pas sur la pêche, favorisée par les déclarations du Roy , Louis XV, concernant le défrichement des terres incultes dans la province de Languedoc.
Au début du XVIIIe siècle, nous ne trouvons plus guère à Gruissan que des pêcheurs sédentaires et des agriculteurs.
Ces derniers continuaient le défrichement de la Clape jadis couverte de grands bois de chênes verts et d'arbustes, et ils cultivaient les bas-fonds qui s'étaient constitués peu à peu au pied de la montagne par l'épandage des alluvions, l'assèchement des sables vaseux et les débris coquilliers provenant de la mer. J. Yché, Étude historique sur Gruissan | 1916
La Sagne et au delà, typique du mécanisme d'occupation des terres
L'étagement autour de Gruissan est à cette époque typique de l'organisation de l'espace.
- Hortus pour la culture en fruits et légumes
- Ager pour les céréales et la culture de l'olivier et de la Vigne,
- Silva pour le bois et
- Saltus pour les besoins pastoraux.
- ① En période de décroissance démographique (épidémies, guerres, petit âge glaciaire),
le peu de population se replie sur les seules meilleures terres de l'ager en plaine, les autres terres sont abandonnées et retournent à la friche (les hermes).
Sur les reliefs, les terres précédemment défrichées, (rompudes, artigues, essarts) sont délaissées également. Elles redeviennent des vacants, des hermes susceptibles d'être pâturés (les patus) ou de s'enforester et devenir des bois ou forêt (silva). - ② En période de croissance démographique (paix, amélioration climatique, stimulations économiques externes), le besoin de terres s'accroît pour la nourriture de subsistance (céréales), mais aussi pour les cultures de rapport (vignes, oliviers, mûriers, amandiers). Les terres en hermes sont d'abord remises en culture, puis dans un second temps, la pression démographique devenant plus forte, les rompudes des reliefs sont remises en cultures, voire étendues, ces dernières au détriment de la forêt, voire, éventuellement des patus. Mais le besoin de viande et celui de laine accroissent aussi le besoin de patus en garrigues, et au-delà en pâturage en sous-bois, c'est-à-dire au détriment de la forêt elle-même, malgré les mises en défens. Olivier de Labrusse | 2013
L'interprétation des cartes
Les types de terre: carte géologique
La zone fertile des alluvions s'étend sur une grande partie du territoire de la Sagne comprise entre les zones inondables du littoral et celles pauvres des garrigues à l'arrière. La présence de nappes phréatiques proches renforcent l'unicité du lieu.
La carte géologique
Les types de culture: cartes du XVIIIe siècle
Sur la carte de Saussine datée de 1776, la topographie permet de mettre
en évidence les types de culture autour de Gruissan. Champs, vignes et olivettes se partagent l'espace au nord de Pech Maynaud jusqu'aux premiers pechs de la Clape.
L'économie reposait alors sur la polyculture vivrières (céréales, vignes, oliviers → trilogie méditerranéenne).
En dehors de ce territoire, la culture est limitée voire inexistante (garrigue, vacants et hermes).
Les toponymes de la Sagne et des territoires environnants
Descriptifs des paysages et témoins des activités passés
Plus communément appelé la Sagne, le territoire est une mosaique de lieux-dit avec Planasse, l'Oustalet, Millas et la Sagne à proprement parlé, chacun ayant des particularités propres héritées des usages ancestraux.
- Lieux-dits: Les paysages
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La Sagne: XVIIee siécle, Hydronyme, du latin stagnum eau stagnante, nappe d'eau, du gaulois sagna terrain marécageux,de l'occitan sagna, sanha, marais, un lieu où l’eau séjourne, une prairie humide, un pré marécageux. On peut aussi trouver les formes saigne, seigne (XIIe siècle)
Planasse: Oronyme, du latin planum, de l'occitan plan, terrain plat
L'Oeil de Pal: Hydronyme, du latin palus, marais et oeil désignant une source. XVIIIe siècle
La Garrigue: Phythotoponyme
- Lieux-dits: Les activités passées
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Loustalet (L'Oustalet): du latin hospitalis, de l'occitan ostal, petite maison, abri, bergerie
Le Millas: Agronyme, de l'occitan milhàs, millet ou maïs
Cams Cayrats: Agronyme, Champ/terrain carré.Cayrat Angle droit
Les Hortes (Anciennement A Planasse): Agronyme, du latin hortus, terrain clôt, jardin.
Les lieux-dits, cadastre Napoléonien, 1830
Il peut être tentant de réduire un territoire à la simplicité d'un terme (sagne = marais = friche) mais l'histoire a démontré que ces composantes du territoire formaient un ensemble complémentaire, et que celui-ci ne s'est fracturé et isolé que parce que nous l'avons segmenté. L''impact s'est accentué au XXe siècle, par le contournement de la D332 et la construction des abords Nord de l'étang de Pech Maynaud, qui a créé une cuvette limitant ou empêchant l'écoulement naturel des eaux.
Evolution et métamorphoses du territoire depuis le XIXe siècle
L'évolution parcellaire de la Sagne
Les cartes du cadastre Napoléonien permettent de visualiser l'évolution parcellaire et sa fragmentation. L'évolution du foncier au cours du temps met en évidence le changement d'usage, de parcellaire et de profit (regroupements, échanges, cultures)
1962 | De nos jours
(cadastre) | 1830 (cadastre Napoléonien) |
La Sagne
Planasse
Oustalet
Millas
1962 | De nos jours
(cadastre) | 1830 (cadastre Napoléonien) |
Les jardins de la Sagne
La quête de l'eau: Puits, norias et bassins de la Sagne
- Définition & éthymologie
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Noria: Esp. noria ; portug. nora ; de l'arabe nâ'oûr, nâ'oûrat, roue hydraulique à irrigation, dérivé de na'ar, lancer, faire jaillir. (à partir du XVIe dans le Languedoc)
Autres noms: puits à chapelet, puits à roue, seigne (de l'occitan senha), posarenque
- Puits: De l’ancien français puiz fontaine, source, issu du latin pŭtĕus.
- Puits à marches: Puits à eau qui permet à l'utilisateur de descendre physiquement jusqu'au niveau de l'eau. En France, le puits à marches est connu sous le nom de puits romain, sans doute en raison de la présence de marches qui caractérisaient les fontaines ou édifices romains.
Dans une région ou l'eau a toujours été une ressource précieuse et rare, sa présence à quelques mètres de profondeur a participé à l'éclosion de ces zones de cultures.
Typologie
Il y existe plus de quarante puits sur le territoire. Si la plupart sont de construction circulaire classique, on en trouve aussi certains de forme rectangulaire (ex. puits Amigues). Les plus étonnants sont les systèmes de noria pourvu d'un bassin immense dont l'accés se fait par un escalier. La hauteur de la voute permet à une personne de se tenir debout.
Les Paysages et les arbres remarquables du territoire
La présence de l'eau et de terres riches ont permis à une flore et une faune de se développer. On y trouve ainsi orchidées et lézards ocellés (plus grand lézard d'Europe), dont l'espèce est menacée d'extinction en France. C'est une mosaïque de paysages variés qui s'offre à la vue pour celui qui est en mesure de les lire.
Les arbres remarquables
Le territoire de la Sagne héberge des arbres remarquables par leur taille et leur envergure et la façon dont ils s'intégrent dans le paysage.
Les habitations
Les habitations anciennes de la Sagne sont les témoins des activités passées.
Glossaire
- Vocabulaire
- Romain et Gallo-Romain
- Hortus: Jardin, potager
- Silva: Bois, forêt
- Saltus: Terre non cultivée ou sauvage. Espace intermédiaire et pastoral, plus ou moins boisé et où des cultures temporaires sont parfois possibles.
- Ager: Partie agraire du paysage méditerranéen.
- XIIe
- Essart: Du latin sarrire, sarcler, du bas latin exsartum, défrichement. Terre déboisée et défrichée. A donner son nom à certains lieux-dits: Yssarts.
- Patus: paturages en garrigue.
- Tènement: Terre tenue d'un seigneur moyennant le paiement d'une redevance.
Du lat. médiév. tenementum
ensemble de parcelles homogènes assimilable de nos jours aux lieux-dits. - Terminium: territoire juridiquement approprié et délimité
- Alleu: Terre possédée en propriété complète, opposé aux fiefs ou aux censives impliquant une redevance seigneuriale. Il s'agit donc d'une terre ne dépendant d'aucune seigneurie foncière.
Du francique alôd, latin allodium - Condamine: Propriété seigneuriale, elle désigne une terre mise en culture.
du latin condominium - Fief: Terre concédée par un seigneur à un vassal en échange d'obligations de fidélité mutuelle, de protection de la part du seigneur, de services de la part du vassal.
- Censive: Terre concédée moyennant un cens annuel payé au seigneur
- Devèse, défens (ou défends): Pâturage réservé, terre interdite au pâturage du bétail d'autrui. Du latin defensum, de l'occitan devés ou devesa
- XVe
- Finage: du latin finis limite, clôture. Territoire exploité par une communauté villageoise. Sous l'Ancien Régime, étendue de territoire sur laquelle s'exerce une juridiction civile ou religieuse.
- Vacants: Terres susceptibles d'être appropriées mais qui ne l'ont pas été ou ont cessé de l'être. (XVe)
- Herm ou herme: Terre inculte et improductive
De l’ancien français erm, du bas-latin herma terra; du latin erèmus, désert, du grec ἕρημος, désert.
Pour en savoir plus
2. Pierre Charbonnier, Les anciennes mesures locales du Midi méditerranéen, d'après les tables de conversion, 1994, Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand.
3. L-B-R. Cantagrel, Métrologie de l'Aude, ou Tableau des mesures anciennes en usage dans ce département avec leurs rapports réciproques aux mesures légales, 1839 BNF
4. Déclaration du roi donnée à Marly le cinq juillet 1770, concernant le défrichement des terres incultes dans la province de Languedoc
5. Les états du Languedoc, Délibération du 5 décembre 1782
6. Bulletin de la Commission archéologique de Narbonne: J. Yché Étude historique sur Gruissan, 1916 © BNF
7. Encyclopédie vivante des garrigues: Olivier de Labrusse Comment s'est construit le foncier dont nous héritons?